dimanche 22 mai 2011

Eloge de l'interdit - Gabrielle Rubin

Gabrielle Rubin, psychologue clinicienne, est docteur en psychopathologie, psychanalyste et membre de la Société Psychanalytique de Paris. Elle a écrit de nombreux articles dans plusieurs revues et publié une dizaine de livres dont Pourquoi on en veut aux gens qui nous font du bien et Du bon usage de la haine et du pardon.

Dans le cadre de la récente sortie de son livre, Eloge de l'interdit, Gabrielle Rubin m'a contacté il y a quelques semaines et m'a demandé si elle pouvait rédiger, sur mon blog, un article consacré à son essai de psychologie traitant de la problématique de l'interdit dans nos sociétés modernes. J'ai accepté naturellement cette proposition. Je la remercie de sa fidélité à mon blog.

C'est donc avec un plaisir non dissimulé que je publie ici, dans son intégralité, la thèse de l'auteur.


Eyrolles, 210 pages
A partir de quand la transparence devient-elle de l'exhibitionnisme ? A quel moment le plaisir de manger se transforme-t-il en pulsion mortifère ? Quand le goût du risque, d'excitant et agréable qu'il était, devient-il criminel ? Répondre à ces questions, c'est poser la question des limites, c'est-à-dire de l'interdit. Or cet interdit aujourd'hui n'a pas bonne presse. La transparence est devenue la valeur suprême et le mystère n'a plus la côte. Il faut tout dire et tout montrer. C'est oublier que, sans l'interdit, ni le travail de la pensée ni celui de l'imagination ne seraient possibles. C'est oublier encore que le mépris de l'interdit ne va pas sans dommage collatéral, la violence induite étant inévitable.

La thèse de l'auteur : l'interdit rend intelligent tout simplement parce qu'il oblige à réfléchir pour inventer de nouveaux moyens pour obtenir ce que l'on désire.

Prenons l'exemple du sport. La sublimation étant la fille de l'interdit et la mère de la créativité, on peut la rencontrer dans les activités humaines les plus diverses ; les interdits qui encadrent une partie du football sont un très bon exemple de la collaboration qui lie la pulsion sexuelle, l'interdit et la créativité esthétique. La pulsion à l'état naturel serait d'utiliser toute la puissance dont dispose un joueur pour mettre le ballon au fond du filet adverse. Et pourtant ce que voit le public et ce qu'il veut voir ce n'est absolument pas une charge furieuse vers l'objet du désir : mettre le ballon (qui est le prolongement du corps réel du sportif mais aussi celui du corps fantasmé du spectateur) dans les buts du camp opposé, c'est-à-dire de dominer l'adversaire alors que l'objectif de ce dernier est, à l'inverse, de les conserver inviolés.

Or si la finalité du jeu est bien celles-là, le désir des spectateurs est aussi de pouvoir admirer la beauté et l'intelligence d'une partie conduite suivant une stratégie et des tactiques savamment élaborées. Car les règles du football sont strictes et strictement appliquées et elles se conforment bien évidemment aux interdits énoncés par la communauté des footballeurs.

Ce que les vrais amateurs savourent tout particulièrement, c'est justement la savante combinaison de stratégie et de tactique qu'emploient les joueurs; dès le début du jeu (et même avant s'ils connaissent bien les choix offensifs et défensifs des équipes) ils peuvent reconnaître la stratégie qu'ont adopté les deux clans et, les plans qui sous tendent les actions de chacun d'entre eux. Mais ils ne sont pas moins attentifs aux actions et aux manoeuvres tactiques de chaque joueur, applaudissant à tout rompre ou protestant suivant la plus ou moins grande qualité de leurs poulains. Ils pardonnent plus volontiers un échec du à la malchance que des erreurs dans le choix de la stratégie ou des tactiques.

Une partie de football est donc le résultat d'une profonde réflexion et si le but est le même que celui qu'emploierait un ignare : propulser le ballon au fond du filet (ce qui serait la voie courte) les moyens d'y parvenir sont radicalement différents : le désir d'accomplissement de la pulsion a été différé, le moyen de la satisfaire a été subtilement pensé et c'est évidemment cela qui peut mener à la victoire c'est-à-dire, en fin de compte, à la satisfaction de la pulsion et du public.

Il ne manque pas de commentateurs qui ont expliqué que cette nécessité de pénétrer le lieu inviolable des adversaires les fait irrésistiblement penser à une possession sexuelle, et que tout le public (ou du moins les supporters du club qui vient de marquer) ressentent à ce moment là une jouissance puis à une détente qui s'apparente à l'orgasme. Mais l'apport du football ne s'arrête pas là, et il n'est pas besoin d'être un connaisseur pour apprécier la beauté du jeu : le spectateur peu averti regarde avec plaisir les évolutions des athlètes car c'est avec une grâce et une légèreté exceptionnelles qu'ils font circuler le ballon sous le nez des adversaires. On a vraiment l'impression de regarder un ballet, mais dont les figures sont à la fois imposées et libres. Dans une partie de foot, en effet, si la stratégie et la tactique sont imposées d'avance, les joueurs ont quand même une importante marge de liberté durant laquelle ils peuvent exprimer leur créativité personnelle.

C'est évidemment cette rigueur pourtant créative qui donne à ce jeu une esthétique comparable à celle des ballets exécutés par des danseurs professionnels.

Les êtres humains connaissent le rôle indispensable de l'interdit, mais ils le ressentent comme un défi, comme une incitation à le dépasser.

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